Peut-on parler de gratuité lorsque l’on parle d’économie ? Il est bien normal de s’interroger sur la compatibilité entre la gratuité et l’entreprise dont la vocation est de créer et développer des biens et des services avec profit. Pourtant, le paradoxe entre la gratuité et l’activité économique mérite d’être traité car il place le chef d’entreprise au cœur de la contradiction entre la dimension centrale de l’être chrétien et ses responsabilités d’entrepreneur et de dirigeant.
La gratuité est une situation, une attitude, alors que le don est un acte. La gratuité évoque d’abord ce qui ne se monnaye pas : l’air est gratuit comme le sourire ou l’amitié. Chacun, quelles que soient ses convictions, le comprend. Il existe également des domaines quantifiables qui laissent place à une attitude de gratuité. En toute hypothèse, la gratuité est un état d’esprit orienté vers les autres sans espoir de contrepartie. L’esprit de gratuité inspire celui qui agit sans être motivé par l’attente d’un retour pour soi, mais ceci ne signifie pas qu’il ne peut exister de retour envers celui qui accomplit un acte gratuit. Si un retour se produit, il n’a été ni anticipé ni souhaité.
Dans « Essai sur le don », le sociologue Marcel Mauss distingue bien ce qu’il appelle le don social, évalué par une série de dons et de contre-dons qui créent du lien social, et le don libre (ou gratuit), sans contrepartie attendue. L’évaluation du don gratuit se fait à partir de la personnalité du donateur et selon des critères subjectifs et moraux (générosité, sacrifice, etc.). Les limites sont fines entre le don gratuit et le don social qui crée du lien de façon utile mais non planifiée. Dans certaines cultures, les échanges sans paiement – nourriture contre service rendu… – sont les signes d’une société solidaire mais relèvent du don social.
La gratuité se définit par celui qui pose l’acte et non par celui qui le reçoit et les définitions qui précèdent ne font pas intervenir le bénéficiaire de l’acte gratuit ou du don. Nous savons que ses réactions peuvent se situer entre l’acceptation heureuse, la surprise, la reconnaissance et le refus. Un don régulier peut, dans certains cas, devenir un dû sans que le donateur ne le comprenne. Cependant, l’acte gratuit n’est précédé d’aucun calcul et, comme l’amour exprimé, n’entraîne que rarement une réaction négative du récepteur.
La gratuité est devenue un axe de marketing dont il faut prévenir ici les contre-sens. A titre d’exemple significatif, la presse « gratuite » n’a rien de gratuit et rassemble bien l’ensemble du processus économique classique : avec la publicité, le diffuseur vend à l’annonceur un « temps de cerveau disponible » du lecteur. Internet a réveillé le débat sur la gratuité dans la vie économique et sociale. L’avènement d’Internet, en ouvrant la possibilité d’un partage universel et quasiment gratuit des biens culturels, relance la question des échanges gratuits. Depuis qu’il a mondialisé son règne, le marché ne cesse d’affirmer la supériorité de son modèle mais il est secoué par la gratuité d’Internet et cherche à retrouver une logique de tarification.
Le dirigeant cherche l’efficacité car la logique de résultat est étrangère à celle de gratuité. Cependant, dans ses fonctions, il va être amené à prendre des décisions qui touchent à la justice (cf. le cahier « Être juste en entreprise »), à la loyauté, à la solidarité, autant de dimensions non quantifiables. Les documents de l’entreprise sont, en règle générale, dans un ordre croissant d’importance stratégique : le budget, le business plan, le plan stratégique, le projet d’entreprise. Le réceptacle privilégié pour les valeurs non monnayables est donc le projet d’entreprise lorsqu’il existe. Il est admis qu’une culture d’entreprise – la capacité de faire vivre des valeurs – se construit davantage à partir de règles de comportement, avec des poids relatifs accordés à certains critères non chiffrables dans le processus de décision. Ceci est particulièrement vrai dans les entreprises familiales ou patrimoniales.
Si cette culture contribue aux bons résultats de l’entreprise ou du moins à sa pérennité, faut-il en déduire que certains choix de comportement n’étaient pas vraiment gratuits ? Le fait de ne pas attendre de retour d’une attitude ou d’un comportement que l’on veut avoir par conviction personnelle n’exclut pas que l’avenir décide d’un retour positif. Le chef d’entreprise sait qu’il ne peut se contenter d’une logique de droits et de devoirs s’il veut garder les talents et développer l’esprit d’équipe. Dès lors qu’il vise une certaine fraternité, une certaine confiance entre ses collaborateurs au-delà d’une simple solidarité LIEN, il entre dans la logique du non mesurable, celle de la charité, du pardon et donc de la gratuité.
Le chef d’entreprise chrétien est ainsi conduit à poser des actes de gratuité et à rendre grâce pour la gratuité dont il est témoin. Ce faisant, il va créer des opportunités, de la fraternité et une cohésion sociale nécessaires à l’entreprise. La subsidiarité qu’il pratique sera d’autant plus importante qu’il accepte de se déposséder de certains pouvoirs inutiles, laissant à l’autre ce qui est sien. Il initie ainsi une démarche de justice, préalable indispensable à la gratuité. Pour autant, il ne s’agit pas d’un management opportuniste, ce qui annulerait toute gratuité. La constance du chef d’entreprise chrétien dans ses actes gratuits, en toute conjoncture, en serait une garantie.
La création de valeur par l’entreprise est souvent réduite par les approches classiques et dominantes aux seuls éléments comptabilisables. Or les organisations ne se résument pas à des transferts marchands comptabilisés mais elles intègrent aussi, d’une part, des dons et des contre-dons destinés à « créer du lien social » et, d’autre part, des dons sans contreparties (le travail bien fait, l’encouragement et le soutien, le service rendu sans calcul et sans retour, etc.) qui contribuent à l’efficience concrète et à l’efficacité des entreprises.
Le gratuit peut être vu comme un « supplément d’âme » qui permettrait d’humaniser l’entreprise. En réalité, la gratuité est une pratique effective repérable dans le fonctionnement de l’économie et donc de l’entreprise. Elle est, par exemple, nécessaire à un bon fonctionnement d’équipe, à l’efficacité de la formation et de la communication, à la fécondité de la recherche et du développement. Elle trouve sa place dans le travail lui-même : chacun souhaite faire un métier qui lui plaît. Ce souhait exprime le désir profond de chacun de pouvoir « se donner » dans ce qu’il fait sans être strictement enfermé dans l’utilitaire et le marchand. Cela peut s’appliquer aux relations que l’on a avec les autres mais aussi dans le fait de créer des objets, de réaliser des projets.
Cette approche fait écho à la conception chrétienne de l’homme pour laquelle le don et la gratuité sont des expressions nécessaires à la pleine réalisation de la personne humaine. Aussi la personne au travail ne peut pas en être privée. « L’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance », souligne le pape dans l’encyclique Caritas in Veritate (§34). La gratuité ouvre alors sur le thème de l’amour dans l’entreprise. Si l’homme est fait pour aimer, il n’y a aucune raison que cette caractéristique de l’homme doive être mise entre parenthèses dans le monde de l’entreprise. Cela peut paraître encore plus incongru et provoquant que de parler de gratuité, mais tout aussi nécessaire. Il ne s’agit pas d’une question utopique mais plutôt, comme la gratuité, d’une question d’efficacité et de fécondité au sens économique, humain et chrétien.
En définitive, le dirigeant chrétien appréhende la gratuité de l’œuvre divine et, disciple du Christ, met en œuvre son commandement d’amour mutuel, permettant des relations humaines empreintes de fraternité. À ce stade, il devient donc important pour des dirigeants chrétiens de se laisser éclairer par les textes bibliques sur la démarche de gratuité dont on pressent qu’elle implique l’amour de l’autre.
Penser que nos mérites puissent susciter l’amour de Dieu et sécuriser notre vie éternelle serait simplement nier que l’amour de Dieu est une grâce. De ce fondement, nous pouvons comprendre que la foi est marquée par la gratitude, qui est la réponse de l’homme à la grâce de Dieu. Un des fondements de notre foi réside dans notre capacité à rendre grâce pour ce qu’il y a de beau et de bon en nous et autour de nous.
Job, secoué par la réalité du mal, risque d’être enfermé par la croyance que la vie bonne, heureuse, devrait « se mériter ». Mais Job va faire l’expérience de l’absolue gratuité du don de Dieu, le créateur de tout ce qui existe. Il prend conscience de la beauté mais aussi de l’apparente inutilité de l’immensité de la création (Job, 38-42). Mais il y a également l’amour de réciprocité, celui qui fonde l’alliance entre Dieu et les hommes. L’oscillation permanente des textes entre ces deux formes d’amour n’est-elle-pas, à notre niveau, celle que nous ressentons entre le don gratuit et le don social ?
Luc 6, 38-39 : « Donnez, et l'on vous donnera ; c'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu'on versera dans votre sein ; car de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour.
Il leur dit encore une parabole : « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ? »
Seul celui qui est généreux peut conduire les autres à la générosité. Celui qui, dans son comportement, est aveuglé par l'argent, le pouvoir... conduira les autres dans les mêmes travers. En lisant ces deux versets, quelques questions peuvent se poser au dirigeant :
- Comment interpréter la récompense promise à celui qui donne ?
- Qui est aveugle ? Qui est voyant ?
- Cet enseignement est il pertinent pour un dirigeant ?
Luc 19, 1-9 : « Entré dans Jéricho, il traversait la ville.
Et voici un homme appelé du nom de Zachée ; c’était un chef de publicains, et qui était riche.
Et il cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait à cause de la foule, car il était petit de taille.
Il courut donc en avant et monta sur un sycomore pour voir Jésus, qui devait passer par là.
Arrivé en cet endroit, Jésus leva les yeux et lui dit : « Zachée, descends vite, car il me faut aujourd’hui demeurer chez toi."
Et vite il descendit et le reçut avec joie.
Ce que voyant, tous murmuraient et disaient : « Il est allé loger chez un homme pécheur ! »
Mais Zachée, debout, dit au Seigneur : « Voici, Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rends le quadruple ».
Et Jésus lui dit : « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d'Abraham. »
N’est-ce pas la gratuité à son égard qui le rend capable de gratuité?
Il convient de rechercher toutes les attitudes de gratuité qui se trouvent dans ce récit d’une belle conversion.
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