La RSE nous parle du principe de responsabilité ! « Suis-je le gardien de mon frère ? » demande Caïn à Dieu, son créateur. C’est justement la réponse à cette question que nous apporte la foi chrétienne, car Dieu s’est tant approché des hommes qu’il est devenu l’un d’entre eux. Mais on ne passe pas du récit de la genèse à l’Évangile en un instant. Il a fallu des siècles pour que le peuple de Dieu soit instruit par les prophètes au travers de circonstances heureuses et malheureuses, pour qu’une conscience de plus en plus universelle germe et se développe, et pour que l’on arrive enfin à l’affirmation de saint Paul : « Si je n’ai pas la charité, cela ne sert de rien » (1 Co 13, 3). Pierre Coulange, prêtre et conseiller spirituel EDC, remonte ici aux premières pages de la Bible pour voir comment Dieu, le Créateur, nous demande de vivre ce principe de responsabilité.
La bible s’ouvre sur un contre-exemple tragique : après avoir assassiné Abel, Caïn demande cyniquement à son Créateur : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (gn 4, 9). La réponse est à l’évidence affirmative, même si Dieu préfère que Caïn s’en rende compte par lui-même. De sa solitude, de sa condition de pécheur et de fuyard, il va apprendre la rude réalité, au point qu’il désespérera même de la vie : « Le premier venu me tuera ! » (gn4,14). Escalade de crimes et de péchés qui nous invitent à réfléchir sur la responsabilité par rapport au prochain, dans le domaine de l’entreprise comme dans tous les domaines de la société.
Insistons sur la non-réponse de Dieu à la question de Caïn. Un « oui » aurait empiété sur la conscience du coupable. Caïn n’a nul besoin d’une réponse de Dieu. D’ailleurs, il n’en attend pas et ne pose cette question que pour justifier son acte. « Où est ton frère Abel ? », demande Dieu. « Je ne sais pas », répond Caïn. Dieu ne remplace jamais notre pensée par la sienne, ni notre conscience par des leçons de morale. Il faut que Caïn découvre sa responsabilité envers autrui et prenne une juste mesure des conséquences de sa faute.
En basculant dans la violence, il devient lui-même une proie facile pour tous ceux qui le rangeront dans le rang des criminels et des nuisibles. Sauvé par Dieu grâce à sa marque sur le front, il s’engage ensuite dans une nouvelle vie; ses enfants et petits-enfants vont grandir et devenir des personnages dignes de respect : nous savons que dans sa descendance, on trouve un certain Yabal, l’ancêtre de ceux qui vivent sous la tente et ont des troupeaux (gn 4, 20) ; il y a également Yubal, frère du précédent, qui est l’ancêtre de ceux qui jouent de la lyre et du chalumeau. Caïn est aussi l’ancêtre de Tubal-Caïn, qui est à l’origine de « tous les forgerons en cuivre et en fer » (gn 4, 22). Voici l’humanité mieux orientée, encore que la violence ne disparaîtra pas pour autant. On commence à apprendre à vivre ensemble, à échanger, à se respecter. Il ne s’agit pas seulement de mon frère contemporain, mais de mon frère qui naîtra bien après moi et envers lequel j’ai une responsabilité sans le connaître.
Curieusement, la dilatation du regard, l’élargissement de l’espace de la tente que demande le principe de responsabilité dans la RSE ne se comprennent pas sous la forme de recettes toutes faites. En effet, c’est à chacun de juger des améliorations à entreprendre, des extensions à envisager. C’est à chacun de voir et de discerner de qui il est le gardien. Un entrepreneur qui dirige une société de pétrochimie n’est pas responsable au même titre qu’un paysagiste ou qu’un assureur automobile. Voilà pourquoi Dieu ne répond pas à Caïn.
Remarquons que Jésus ne répond pas non plus à la question du légiste lorsque ce dernier demande : « Et qui est mon prochain ? » (Lc 10, 29). Jésus raconte la parabole du bon Samaritain, une parabole qui met en scène une extension inouïe et très inattendue de l’amour du prochain : un Samaritain qui soigne un Juif. La RSE a une dimension essentiellement anthropologique. En effet, le respect des ressources naturelles, de l’environnement, de l’ordre planétaire a pour fin la personne humaine et son développement intégral. Tout l’art est de trouver des moyens concrets de vivre ce principe de responsabilité en vue de cet objectif général de développement.
Un premier moyen d’aider mon prochain à entrer dans une dynamique de croissance consiste d’abord à réformer mon regard sur lui. Pas de développement sans confiance, pas de confiance sans bienveillance. Le témoignage évangélique passe sans doute par bien des gestes et des paroles ; il suppose surtout la patience et la charité. Aucun talent n’est fait pour être enfoui. pour que mes talents soient bien employés, il s’agit de les mobiliser en vue d’une utilité sociale. Mais c’est surtout dans l’inventivité que nous sommes attendus ; c’est là que le rôle du dirigeant prend tout son sens, en lien avec la RSE : intelligence et enthousiasme sont nécessaires pour inviter à l’activité et souder les équipes.
La difficulté est de viser un objectif suffisamment précis pour être intelligible par tous et ne pas perdre de vue l’objectif plus général sociétal, qui vise le développement intégral de chacun tout en respectant les contraintes environnementales. Le rôle du dirigeant est alors crucial et il lui revient de pratiquer cet art, à savoir, comme nous l’avons dit, de rassembler toutes les conditions pour qu’à l’intérieur du cadre professionnel, ceux dont il a la charge puissent grandir et marcher vers leur perfection.
Cet article du père Pierre Coulange a été publié une première fois dans la revue Dirigeants chrétiens n°68.
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