Discerner, c’est apprendre à réagir compte tenu de nos dispositions intérieures. Au risque de simplifier une réalité nécessairement complexe, il faut distinguer deux états d’âmes possibles : le temps de la tiédeur et le temps de la ferveur. Les auteurs spirituels, Ignace de Loyola comme plusieurs autres, parlent de « désolation » et de « consolation ». Discerner, c’est toujours revenir sur soi-même, sur le déroulement de ce que j’ai vécu, je verrai alors comment j’en suis venu peu à peu à négliger mon entreprise, ma famille et ma vie spirituelle.
La désolation correspond souvent à un état de découragement, de dégoût, de « ras-le-bol ». Les appels à plus de générosité ne nous atteignent plus. Songeons aux apôtres au jardin des oliviers. Jésus leur avait dit : « Priez pour ne pas tomber. » Mais quand il revint, il les trouva endormis, « de tristesse », selon Luc. Il est une mauvaise tristesse qui favorise le repli sur soi, le laisser-aller et un scepticisme désabusé. Jésus se fait alors pressant : « Levez-vous. Allons. Voici tout proche celui qui me livre. » C’est exactement le rôle de l’Esprit au temps de la tiédeur et de la torpeur que de nous réveiller, de nous remettre debout et en marche. Et ainsi nous aider à discerner.
Les fausses raisons nous aveuglent : « Ce n’est pas si grave. Tout le monde dans la profession fait comme ça. » C’est l’époque où la prière devient une corvée. Le Satan nous en détourne : « Tu perds ton temps. Cela ne t’apporte rien. Tu as mieux à faire. » Le recours aux sacrements devient difficile : nous assistons passifs à la messe du dimanche. Nous nous en dispensons pour le moindre prétexte. Nous communions par habitude. Le recours à la réconciliation se fait de plus en plus rare. Quant au travail, il est devenu nécessaire et ingrat et rien ne nous intéresse vraiment. Nous vivons dans l’amertume, mettant en cause le système, la société, l’Église et les autres. Nous nous complaisons dans la sinistrose…
C’est précisément le moment de discerner. D’où vient cet état de langueur généralisée ? Ce peut être l’effet d’une grande lassitude et le résultat d’une surcharge de travail qui nous laisse épuisé et tendu. Ce peut être la conséquence d’un échec, d’une épreuve très lourde à porter. C’est peut être un coup de cafard passager ou la manifestation d’un début de dépression. Le médecin, alors, aura son mot à dire. La rencontre d’un ami et une bonne détente peuvent également être un vrai remède. La tiédeur en question peut résulter parfois d’un désordre plus profond : une antipathie mal dominée, une agressivité entretenue. La cause peut être plus intime, mettre en question notre vie sentimentale, la maîtrise de notre imagination, de nos sens.
Se convertir signifie au sens littéral se retourner. Mais vers qui ? Vers le Seigneur et vers les autres bien sûr. Ce sera, pour l’un, reprendre le chemin de la messe dominicale ; pour un autre, retrouver la prière quotidienne même s’il faut tenir quelque temps dans la nuit. Cette marche au désert est payante à la longue. C’est après avoir combattu toute la nuit avec l’ange de Dieu, sans lâcher prise, que Jacob s’en est reparti au petit matin, blessé à la hanche et boitant, mais béni de Dieu.
Ce peut être retrouver des habitudes perdues : la gymnastique matinale, l’exactitude au bureau, le dialogue avec les collaborateurs. Ce sera rouvrir un dossier trop longtemps délaissé. C’est combattre délibérément telle habitude de temps perdu. C’est renoncer à la critique systématique et stérile des gens en place. C’est, sans naïveté, relever les aspects positifs des événements et des personnes. C’est croire que le Dieu d’amour est le Dieu de l’impossible et qu’il nous sauve de tout, en particulier de ce dont nous n’arrivons pas nous-mêmes à nous sauver ». C’est se dire tout simplement que, toujours, le jour succède à la nuit, le printemps à l’hiver et que le temps de la tiédeur fait place un jour au temps de la ferveur.
Au temps de la ferveur – Ignace de Loyola dit de « la consolation » - , on se sent plein d’une vitalité débordante et de courage, habité par l’enthousiasme et le désir de réussir, d’inventer, de progresser. Ignace en parle comme d’une « augmentation d’espérance, de foi, d’amour, et d’allégresse ». Nous sommes habités par la joie de vivre, de servir et d’entreprendre. Nous sommes curieux de tout, ouverts à tout et à tous. Mais là encore, discerner est nécessaire. Vitalité, dynamisme et joie de vivre peuvent être la manifestation d’un heureux tempérament et d’une solide santé mais n’ont pas forcément valeur spirituelle. La joie est sans doute « un fruit de l’Esprit », nous dit l’apôtre Paul. Mais il y ajoute « l’amour, la paix, la douceur, la bienveillance, la maîtrise de soi ».
On transforme rapidement en mérite personnel ce qui est pur don de Dieu. Or Discerner, c’est aussi savoir reconnaître "l’auteur de tout don ». « Que ma langue s’attache à mon palais si je perds ton souvenir », chante la Psalmiste (Ps 136). Il faut donc nous redire avec l’apôtre Paul : « Qu’as-tu donc que tu n’aies reçu ? Si tu l’as reçu, pourquoi t’enorgueillir comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (I Co 4, 7). Il faut savoir rendre grâce, à l’exemple de Marie, la plus douée de toutes les femmes : « Le Seigneur fit pour moi des merveilles. Toutes les générations me diront bienheureuse. Saint est son nom. » (Lc 1, 48)
Celui qui réussit pleinement dans sa tâche peut être tenté d’en tirer gloire. Trop sûr de lui, il peut devenir suffisant, voire inconsciemment méprisant. Faisons attention à ne pas éclabousser les autres de notre avoir, de notre savoir, de notre pouvoir. C’est le vieux Vincent de Paul qui déclare à Jeanne, qui va pour la première fois servir les pauvres : « Ce n’est que pour ton amour que les pauvres te pardonneront le pain que tu leur donnes. » Il faut en effet se faire pardonner d’être riche de sa santé, de ses talents, de sa compétence et de ses succès.
Elle appelle donc vigilance et nécessité de discerner, car des déviations sont possibles. Par exemple, j’ai accepté par goût de l’action et par souci de servir tel ou tel engagement social, civique ou ecclésial qui s’ajoute à ma vie professionnelle. Et je me laisse gagner peu à peu par le goût de l’action pour l’action. Je cède à l’activisme aux dépens de ma vie familiale et de mon entreprise elle-même. Je mène une vie de fou et j’en suis secrètement fier. Au risque de négliger toute vie intérieure et de ne plus vraiment discerner.
Discerner, c’est donc savoir reconnaître l’ennemi « à sa queue de serpent », dit joliment saint Ignace. Comment en suis-je venu peu à peu à négliger mon entreprise, ma famille et ma vie spirituelle ? Enfin, il est une règle d’or pour discerner et juger de mon comportement au temps de la tiédeur comme au temps de la ferveur. Les touches de l’Esprit Saint sont douces, légères, suaves et patientes. Elles ressemblent « à la goutte d’eau qui pénètre lentement l’éponge ». On demeure dans la paix, dans la modestie, sans se prendre trop au sérieux. « Bienheureux ceux qui savent rire d’eux-mêmes ; ils n’ont pas fini de s’amuser », écrivait autrefois Joseph Folliet. L’ennemi au contraire, agit de façon brutale « comme la goutte d’eau qui tombe sur la pierre » et qui éclabousse partout alentour.
Il aime à détruire. Il divise les groupes sociaux comme les familles. Il bloque tout essai de dialogue. Il isole dans la tristesse. C’est bien ainsi que l’entend saint Augustin : « La charité seule discerne les fils de Dieu des fils du diable. Ils peuvent bien tous se signer du signe de la croix, répondre tous Amen, chanter tous Alléluia, entrer dans les églises, bâtir les murs des basiliques, les fils de Dieu ne se discernent des fils du diable que par la charité. Ceux qui ont la charité sont nés de Dieu. Ceux qui ne l’ont pas ne sont pas nés de Dieu. Indice considérable, discernement capital : aie tout ce que tu voudras, si cela seul te manque tout le reste ne sert à rien, mais si tout le reste te manque et que tu n’aies que cela, tu as accompli la loi. »
Cet article est extrait du Cahier EDC Une spiritualité pour l'homme d'action, écrit par Jacques Jouitteau en 2013.
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